Une auberge, quelque part au fin fond de la Transylvanie neigeuse. Le professeur Abronsius (Jack MacGowran) et son fidèle assistant Alfred (Roman Polanski) partent à la chasse aux vampires.
Ils en trouveront, au-delà de leurs espérances. Mais si le spectateur marche à fond, si la comédie désopilante n’a pas pris une ride, c’est un petit peu grâce au saucisson.
Saucisson slapstick
Car dès notre arrivée dans l’auberge, c’est le réel qui nous saute à la gorge.
Pour réchauffer le professeur transformé en stalagmite, on verse dans son bain de pieds quelques cuillerées de moutarde. La femme de l’aubergiste prépare la soupe, tandis que les habitués s’imbibent d’alcools forts. Alfred, quant à lui, se réchauffe à la vue du décolleté de la servante.
Décolleté qui fait tourner les têtes. Notre aubergiste (Alfie Bass) rend nuitamment visite à la blonde enfant. Mais l’épouse bafouée, trouvant la couche vide, empoigne un saucisson et se met à l’affût. Polanski reste fidèle aux principes du cinéma muet « slapstick » qui construisent le film : ce n’est pas le mari volage mais le digne professeur qui prendra un coup de saucisson sur le crâne.
Choucroute ethnologique
Le lendemain, nous trouvons nos hôtes en pleine préparation de la choucroute. Madame râpe le chou, monsieur foule de ses pieds nus le chou râpé, debout dans le tonneau. Il faut avoir vécu dans le Nord de l’Europe pour être aussi précis dans le processus de fabrication.
Le saucisson, la choucroute, la moutarde du bain de pieds construisent un monde normal, où des humains normaux se réchauffent autour d’une marmite. Polanski utilise choux et charcutailles pour ancrer l’auberge dans la vie réelle. Et contraster avec le monde ascétique, aristocratique et sanglant des vampires.
Baptême vampirique
Fatalement, cette routine roumaine ne pouvait pas durer. Le comte von Krolock (Ferdy Mayne), vampire de son état, plante ses crocs dans la gorge ivoirine de Sharon Tate et l’enlève. L’aubergiste s’en va au château de von Krolock le supplier de libérer sa fille. Il en revient avec deux trous dans le cou et une nouvelle paire d’incisives.
N’écoutant que leur courage, le professeur et son assistant s’efforcent de lui planter un épieu dans le coeur. Mais ils ne réussissent qu’à percer un tonneau de vin.
Des flots rouge sang jaillissent sur nos héros. Le professeur en a jusqu’aux cheveux. Ce baptême vampirique prépare nos héros à l’affrontement. Nous glissons du solide au liquide, du chou vert au vin rouge, grâce à cette scène-pivot qui nous entraîne dans un univers sanguinaire.
Au pain sec et à l’ail
Une fois sec, notre duo de choc s’invite au château de von Krolock. À partir de ce moment, ils seront, littéralement, au pain sec et à l’eau. Leur petit déjeuner se résume à une miche de pain coriace. Plus tard, le professeur demande à Alfred : « As-tu trouvé à manger ? » Il est clair que les vampires goûtent peu les nourritures terrestres.
Et contre les vampires, le seul aliment qui vaille, c’est l’ail. Il décore chaque pouce carré de l’auberge. Il s’immisce dans la malette du professeur. Alfred en croque une ou deux gousses quand il se prépare au bal des vampires, et c’est l’occasion d’un des rares gros plans du film.
Le seul qui ne touche pas à l’ail, c’est cet hurluberlu de professeur Abronsius. Il a conscience du danger, mais pas un instant, il n’a peur. En face, l’intégralité du casting est pétrifié de frousse.
L’ail, à défaut d’éloigner les vampires, permet d’identifier les peureux. Et partant, de communiquer la trouille aux spectateurs.
Einstein et les ventouses
C’est l’occasion de se demander ce qui fait avancer nos personnages. Et ce n’est pas joli-joli.
L’aubergiste est mû par de bas instincts : luxure, appât du gain. Sa femme est la jalousie incarnée. Leur fille se révèle une charmante égoïste qui ne pense qu’à prendre des bains de mousse et à porter de jolies robes. Le comte et ses vampires cherchent une proie à saigner. À l’exception de Krolock Junior, qui préfère les garçons.
Du côté des gentils, ce n’est guère plus reluisant. Alfred pense si fort à la jolie rousse qu’il laisse son patron coincé dans le vasistas de la crypte pour aller conter fleurette.
Et notre professeur ?
À première vue, ce qui l’obsède, ce sont ses chères études. Il s’entoure de gros bouquins et de manuscrits, porte des lunettes, ressemble à Einstein.
Mais en réalité, il envoie promener ses grimoires à la première occasion. Il espionne l’aubergiste volage, escalade les murs du château. Et la nuit, Alfred lui pose des ventouses.
Les ventouses avaient la réputation d’attirer à elles le « mauvais sang » et de favoriser la circulation du bon sang. Dans un film de vampires, ce n’est pas gratuit.
Le professeur a le sang qui bouillonne. Il rigole, il dégringole, il court comme un lapin, il fait du ski et danse le menuet. On commence à comprendre pourquoi l’université de Königsberg l’a chassé comme un malpropre.
Le paradoxe du lorgnon
Ne nous laissons pas abuser par son physique de marque-page souffrant de malnutrition. Notre universitaire mange comme quatre. À l’auberge, Abronsius beurre largement ses tartines, trône au milieu des sacs de victuailles, boit goulûment le vin qui s’échappe du tonneau percé. Au château des vampires, il a comme une envie de saucisson à l’ail.
Sous des apparences aussi doctes que poussiéreuses, sous ses cheveux blancs et son lorgnon, le professeur dissimule un paradoxe : il est le plus farouchement vivant de tous les personnages du film. Son appétit vaut bien celui des vampires. Le sang vif et les dents longues : voilà un adversaire à la hauteur.
La dernière scène du film, dans le traîneau qui dévale les pentes enneigées, nous montre Alfred perforé à la jugulaire par sa vampirette bien-aimée, tandis que le professeur, à la place du cocher, ignorant du danger, fouette les chevaux.
Évidemment, à deux vampires contre un docteur en biologie, on ne donne pas cher de la peau du prof. Mais maintenant que nous connaissons l’ampleur de son énergie vitale, on peut imaginer qu’avant de céder à ses passagers voraces, l’universitaire leur donnera une sacrée longueur de fil à retordre.
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Le Bal des vampires, de Roman Polanski, scénario de Gérard Brach et Roman Polanski, 1967.
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