Nouvel épisode de la saga, nouveau Kubrick en perspective. Nous avons rencontré, dans Shining, un Kubrick prince de la couleur, prêt à immerger ses personnages dans du jaune d’oeuf pour arriver à ses fins. Et dans Full Metal Jacket, un Stanley architecte diabolique, capable de dynamiter sa construction à l’aide d’un beignet à la confiture. Cette semaine, CinéMiam a le plaisir de vous présenter Stan the Man, le roi de la blague de vestiaire.
On l’avait un peu oublié, celui-là. C’est pourtant lui qui, deux ans après Lolita, tourne Docteur Folamour, sans lésiner sur la grosse plaisanterie. Lui qui adopte comme clin d’oeil récurrent, dans tous ses films à partir de Lolita, un plan montrant des toilettes. Il est également l’auteur du zizi à bascule, dans Orange mécanique. L’humour de Stanley Kubrick n’est pas toujours glacé et sophistiqué, loin s’en faut. Mais dans Lolita, le maestro se lâche.
Hot dog et mayonnaise
La première demi-heure de Lolita aligne sans répit les sous-entendus salaces. Humbert (James Mason) hésite à louer une chambre chez Charlotte (Shelley Winters) qu’il trouve déjà envahissante. Jusqu’au moment où il visite le jardin, et découvre Lolita en bikini sur la pelouse. Charlotte continue de vanter son jardin ensoleillé, l’atmosphère de la maison, et, en désespoir de cause : « mes tartes aux cerises ». À ces mots, Humbert accepte.
Que l’on entende dans ces « cerises » une allusion à la virginité de Lolita : « cherry« , cerise, est un mot d’argot anglais pour « virginité » – ou une métaphore du désir sexuel de Charlotte, on a le droit d’être troublé. Mais après tout, le scénariste (Vladimir Nabokov, en l’occurence) a le droit d’aimer les tartes aux cerises, aussi. Poursuivons.
Humbert accompagne Charlotte au bal de fin d’études de Lolita. Charlotte, en robe du soir, se prépare un hot dog. Pas un délicat petit pain chaud, pas une bouchée feuilletée à la saucisse. Un bon gros hot dog avec une vraie Francfort dedans, qu’elle tartine de moutarde avec amour. Elle en avale goulûment une bonne moitié, et fourre le reste dans la main de Humbert. Aussitôt, une femme vient se jeter à sa tête. Le spectateur hésite à voir un symbole phallique dans un sandwich somme toute assez anodin. Plus pour longtemps.
Quelques minutes plus tard, Charlotte rejoint Humbert et lui tend une part de gâteau. Là encore, point de tartelettes, foin des éclairs, fi des babas. Le spectateur a tout loisir de contempler une énorme tranche, couleur chocolat, surmontée de petites roses. La part de gâteau n’est pas couchée sur le côté, mais à la verticale. Elle compose dans l’assiette un triangle à la base arrondie. Faut-il y voir une image du sexe féminin ?
La réponse, à notre avis, est dans la mise en scène du plan. Humbert tient son assiette de telle façon qu’elle apparaît pile entre les jambes, d’abord de Charlotte, puis de la femme qui l’avait dragué. Il aurait été facile de prévoir une table basse sur laquelle poser l’assiette. Au lieu de ça, elle reste dans l’image et prend toute la lumière, mettant clairement en scène l’hésitation de Humbert qui a le choix entre les deux femmes.
Le même soir. Charlotte a préparé un dîner romantique et a bien l’intention de se jeter sur Humbert. Mais Lolita rentre à l’improviste. Elle n’a pas dîné. Humbert, déjà sous son charme, lui prépare un sandwich : « avec plein de mayonnaise, comme tu les aimes ». Le spectateur à l’esprit mal tourné n’en croit plus ses oreilles.
Charlotte pique une crise et Lolita monte dans sa chambre. Charlotte engloutit Humbert sous un flot de paroles. Il s’approche de la table, nous ne voyons pas ce qu’il y prend. Mais on entend un « crrrack ! » retentissant. Une seconde plus tard, il se retourne. Dans ses mains, un casse-noix vient d’ouvrir une noix. Charlotte lui brise les noix, le message est transparent. Et il fonctionne aussi en anglais.
Les Affamés
C’est le lendemain matin que le film bascule. Lolita (Sue Lyon) se dispute à nouveau avec sa mère, qui l’empêche de manger ses céréales et lui demande de monter ses oeufs au bacon à Humbert. Dans l’escalier, Lolita dévore le bacon. Puis, pour la première fois en tête-à-tête avec Humbert, elle croque ses tartines.
Nous avons quitté le symbolisme paillard, pile au moment où Lolita devient le personnage principal du film. Elle n’est plus la gamine qui mange des sandwiches, des céréales au petit déjeuner, qui trouve le caviar trop salé. Elle est une jeune fille, et elle a faim.
Tandis qu’Humbert lui lit des poèmes d’Edgar Poe, elle mange une tartine. La finit en gros plan. Pourtant, dans l’image suivante, elle tient à nouveau une tartine entière dans la main. À ce stade, Kubrick se fiche des faux-raccords. Ce qu’il veut, c’est que Lolita mange sans discontinuer pendant toute la scène. Le sujet de la séquence, ce n’est pas Edgar Poe, c’est l’appétit de Lolita.
Appétit partagé. Humbert lui dit une gentillesse, ça mérite « une petite récompense ». Lolita se saisit d’un oeuf au plat, l’agite au-dessus de la tête de Humbert, l’invite à ouvrir la bouche. Il renâcle un instant, puis sa passion prend le dessus. Il empoigne le bras de Lolita et se jette à pleine bouche sur l’oeuf.
Au passage, on note un détail frappant. C’est avec les doigts que Lolita mange le bacon dans l’escalier. Elle tient ses tartines à la main. C’est à mains nues qu’elle attrape l’oeuf au plat, avec ses mains qu’elle mange le sandwich, comme plus tard les chips dans la voiture. La seule fois où elle utilise des couverts, c’est pour manger ses céréales, et elle se dispute avec sa mère. Les couverts, c’est la contrainte familiale. Lolita a un côté charnel, animal et libre, elle n’a pas peur d’utiliser ses mains.
Passion dévorante
Quand nous revoyons Lolita, elle mange à nouveau. Humbert ne lui a pas encore annoncé la mort de sa mère. Dans la voiture, Lolita, après un chewing gum, croque chips sur chips en sirotant un coca. Elle ne se sert plus de ses mains, mais de sa bouche, avalant les chips directement dans le paquet. Elle est, en quelque sorte, passée au stade oral ; on se demande ce qu’on lui a appris, en colonie de vacances.
La bouche pleine de chips, elle s’adresse à Humbert. « Tu sais ce qui me ferait plaisir, pour déjeuner ? Un grand plat de frites et un lait malté. » Un grand plat de frites après un paquet de chips ? Aucun doute, son appétit est intact.
Mais quelques instants plus tard, quand Lolita apprend que sa mère est morte, tout change. À partir de là, plus personne ne mangera rien, dans ce film.
Nous ne verrons plus Lolita que derrière sa bouteille de coca, une paille plantée dedans. Quand Quilty, l’amant de Lolita (Peter Sellers) rend visite à Humbert déguisé en psychiatre allemand, on distingue sur la table une bouteille de coca avec paille devant chacun des deux hommes. Si on ne l’avait pas compris jusqu’ici, on acquiert alors la certitude que Lolita partage entre eux ses faveurs.
Et quand nous retrouvons Lolita mariée et enceinte, c’est une bière qu’elle boit, dans les bras de son mari lui aussi armé d’une canette. Humbert, lui, depuis longtemps, n’a plus rien mangé, rien bu. Il a sombré dans une jalousie maladive. Il est dévoré.
Dans la dernière séquence, qui est aussi la première, Humbert débarque chez Quilty pour le descendre. Il trouve la maison jonchée de bouteilles et de verres, un décor de lendemains de fête. Quilty se sert un grand verre. Fêtard invétéré, tentant jusqu’au bout de faire de l’humour, il a encore des réserves d’énergie vitale. Humbert refuse de boire, bouscule quelques bouteilles vides. Il est vidé, séché, déshydraté, réduit en poudre. Sa seule solution, c’est l’autodestruction.
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Encore un peu ?
Retrouvez les épisodes précédents de la Saga Kubrick :
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