Saga Kubrick 5 : 2001 et les uniformes

(c) MGM / Warner Bros.

Tous les films de Kubrick racontent l’histoire d’un homme qui perd le pouvoir. Tous les films de Kubrick confrontent un humain à une situation inhumaine.

Partant de là, les personnages qui détiennent le pouvoir et les personnages inhumains jouent un contrepoint fascinant.
Ils ont le pouvoir, ils n’ont pas l’humanité : bienvenue au pays des uniformes.

Des uniformes peu uniformes

Uniformes de l’armée française, dans Les Sentiers de la gloire. De l’armée anglaise dans Barry Lyndon. De la police, puis des gardiens de prison et enfin des blouses blanches de l’hôpital dans Orange mécanique. De l’armée américaine dans Full Metal Jacket.

Tous les uniformes ne se valent pas. Dans Les Sentiers de la gloire, il y a les bons et les méchants gradés, les grands et les petits soldats. Barry Lyndon traverse les armées d’Albion et de Prusse, trouvant dans chacune des soutiens et des détracteurs. Docteur Folamour, sans aller jusqu’à donner une image glorieuse de l’armée américaine, ne peint pas un portrait tellement plus flatteur de ses homologues soviétiques et allemands.

Kubrick n’est pas un pacifiste en guerre contre la guerre. Kubrick ne s’attaque pas à l’uniforme pour le principe. Il s’attaque aux conséquences de l’uniforme sur l’humain. L’uniformisation, la déshumanisation. Des porteurs d’uniforme, et de ceux qui en subissent le pouvoir.

Si nous insistons tant sur cette histoire d’uniformes, c’est qu’elle implique chez Kubrick un rapport à la nourriture différent de celui des civils.

« Docteur Folamour » (c) Columbia Pictures

Inhumain, trop inhumain

Le début de Docteur Folamour est à mourir de rire, à plus d’un titre. L’équipage d’un bombardier B-52 reçoit l’ordre d’aller larguer sa cargaison atomique sur l’URSS. Un éclair au chocolat, qui n’a rien à faire dans un bombardier, trône au premier plan sur une assiette en carton. La scène se développe, et on s’aperçoit que ce n’est pas seulement le pilote, mais tous les hommes d’équipage qui s’envoient goulûment des petits fours.

Dans le même film, nous pénétrons dans la salle de crise, la « war room » de la Maison Blanche. Et nous découvrons un gigantesque buffet qui ourle le mur du fond de la salle. L’ambassadeur d’URSS se fait servir des oeufs pochés.

« Docteur Folamour » – (c) Columbia Pictures

Ce n’est qu’à la fin des Sentiers de la gloire que nous passons à table. En compagnie de deux généraux aussi répugnants l’un que l’autre : le psychopathe qui a fait bombarder ses propres troupes et exécuter des hommes au hasard, et son supérieur qui couvre toute l’affaire. Ces messieurs étalent poliment de la confiture sur leurs tartines, sous les yeux écoeurés de Kirk Douglas, le juste, qui ne mange rien.

Il y a aussi cette scène étrange d’Orange mécanique. Alex (Malcom McDowell) est au commissariat. En cellule, on le passe généreusement à tabac. Juste à côté, le planton fait bureau commun avec de copieuses assiettes de gâteaux.

« Orange mécanique » – (c) Warner Bros. Pictures

Prenez enfin cette oppressante séquence du beignet à la confiture de Full Metal Jacket, dont nous vous parlions dans un précédent billet.

Le point commun à toutes ces séquences ? La nourriture propose un contrepoint à la rigidité du pouvoir en uniforme. Contrepoint drôlatique dans Folamour, ignoble dans les Sentiers, un peu des deux dans Orange mécanique. Les grosses parts de gâteau crient l’importance de l’humain face à un système inhumain. Et tout aussi certainement, elles signalent qui, dans l’histoire, détient le pouvoir.

Le pouvoir de bombarder l’URSS ou de rappeler les bombardiers (Folamour). Le pouvoir de vie et de mort sur les soldats français (Les Sentiers de la gloire). Le pouvoir de rayer un type de l’espèce humaine (Orange mécanique).

Ceux qui mangent prennent les décisions. Ceux qui ne mangent pas les subissent. Voilà pourquoi il est inadmissible de laisser un simple soldat se goinfrer de beignets à la confiture.

Mais quel rapport, me direz-vous, avec 2001 et ses astronautes ?

Tenez bon, on arrive.

Power : On

Rappelons d’abord une évidence. Aujourd’hui encore, et bien davantage en 1968 quand sort 2001, la conquête de l’espace est affaire de militaires. Elle fait pendant à la course aux armements. Elle devient objet de tous les patriotismes et de tous les espionnages. (Pour s’en convaincre, le lecteur aura grand plaisir à revoir la première heure de L’Étoffe des héros).

Dans 2001,  la nourriture occupe donc logiquement la place que Kubrick lui attribue d’habitude chez les uniformes. Elle apporte une touche humaine dans un environnement profondément inhumain. Quelques grammes de douceur dans un monde sans rien. De jolies hôtesses préparent les repas. Le Dr. Floyd et ses collègues plaisantent sur les sandwiches au faux poulet. Dave et Frank, les pilotes de la deuxième mission, dégustent leur plateau-repas en regardant la télé.

Plateau-télé à bord de la mission Jupiter – (c) MGM / Warner Bros.

De même, ceux qui mangent sont ceux qui ont le pouvoir. Le Dr. Floyd dirige la mission chargée d’enquêter sur la présence extra-terrestre. Dave et Frank sont aux commandes du vaisseau. Ceux qui ne mangent pas subissent le pouvoir. Les amis russes de Floyd se voient refuser des informations cruciales sur les activités lunaires. Les trois scientifiques passagers de la mission Jupiter sont en hibernation.

Certes, le monde de 2001 se situe dans un futur postérieur à la guerre froide.  Pour autant, nous sommes clairement, c’est la nourriture qui nous l’indique, dans un contexte militaire. Un système de hiérarchie et d’obéissance.

Sauf que pas du tout.

Power : Off

Celui qui dirige les manoeuvres, qui prend soin des hommes jusque dans leur sommeil, qui leur souhaite un joyeux anniversaire quand ils sont loin de leur famille, c’est l’ordinateur.

Celui qui ne se trompe jamais même quand il a tort, celui qui sacrifie les hommes à ses mystérieux desseins, c’est l’ordinateur.

HAL, l’ordinateur, occupe dans 2001 le rôle du général Mireau (l’épatant George Macready) dans Les Sentiers de la gloire. Proche de ses troupes, partageant sa bouteille, plaçant plus haut que tout la survie des soldats, le général se métamorphose en fou sanguinaire qui ne se satisfera qu’à regret de trois assassinats.

George Macready dans « Les Sentiers de la gloire » – (c) MGM / UA

Mais si HAL est un général d’armée, si HAL a le pouvoir, si notre hypothèse est juste, alors HAL devrait manger.

HAL ne mange pas. Ou alors, par extension, comme l’hôtel de Shining dont il est très proche : on peut considérer qu’il se nourrit de ses victimes. Non, HAL ne mange pas. C’est bien pire.

HAL fait la cuisine.

Restore

Et avec lui, tous les ordinateurs embarqués. Regardez ce pimpant plateau illustré, qui camoufle des solution protéino-vitaminées à l’aide de jolies images. C’est l’ordinateur qui l’a sélectionné, réchauffé, livré.

Regardez ce sandwich au faux poulet : « ils font de plus en plus de progrès dans ce domaine », nous dit-on.

Les sandwiches de « 2001 » – (c) MGM / Warner Bros.

Qui ça, ils ? Aucune préparation de la NASA ne quitte la Terre sans avoir fait un tour dans un ordinateur, ce qui donne des recettes plus proches du cours de chimie que du livre de cuisine. Regardez enfin les plateaux-repas de Dave et Frank, composés à la minute grâce à un tableau de commandes électronique.

Ça a l’apparence de la nourriture. D’une nourriture familière : sandwiches au poulet, « plateaux-télé » (TV dinners) chers aux Américains. On est loin du fantasme des petites pilules qui colla longtemps à la nourriture spatiale. Les astronautes ont l’impression de manger. Donc, d’avoir le pouvoir.

Mais ce n’est qu’une illusion. Les parents de Dave lui envoient un message vidéo pour son anniversaire. Devant eux, un gros gâteau couvert de bougies. La vraie nourriture, c’est ça.

(c) MGM / Warner Bros.

2001 n’est pas l’histoire de Dave perdant le pouvoir face à son ordinateur. Ni celle du Dr. Floyd confronté à l’inhumanité du monolithe. Pas plus que celle des grands singes face au même monolithe. Ce n’est pas l’histoire d’un homme qui perd le pouvoir dans une situation inhumaine. Ni même, comme dans Full Metal Jacket, d’une armée qui perd la guerre contre des fantômes. Il n’y a plus d’armées, plus d’uniformes. C’est toute la race humaine, toute la planète Terre, qui perd le pouvoir face à l’inhumain.

Les hommes, qu’ils soient américains ou russes, militaires ou civils, sapiens ou grands singes, doivent manger pour avoir le pouvoir. Et c’est tout ce que nous raconte le début du film, qui voit une tribu de singes défendre sa pitance et partager goulûment une carcasse avant d’aller attaquer la tribu d’en face.

Ordinateurs et monolithes n’ont pas besoin de manger pour qu’on leur obéisse. Nous avons perdu d’avance.

« 2001, Odyssée de l’espace » (1968) – (c) MGM / Warner Bros.

* * *

Encore un peu ?

Retrouvez tous les épisodes de la Saga Kubrick.

Épisode 1 : Full Metal Jacket

Épisode 2 : Shining

Épisode 3 : Lolita

Épisode 4 : Orange mécanique

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7 réponses à “Saga Kubrick 5 : 2001 et les uniformes

  1. Là,tu es vraiment géniale, et tu devrais en faire un livre,intitulé peut-être « Hal fait la cuisine ». Bisous, puisque tu m’as permis.

    • « À table avec les microprocesseurs, 70 recettes siliconées » ?? Je vais en parler à mon éditrice… Anyway, c’est super gentil, merci beaucoup, Maman. Bisous !

      • Je voulais dire un livre sur Kubrik, fai à partir de ton point de vue, pas un livre de vraie cuisine! Fan incomprise…

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