Les Festins de La Bête

(c) DisCina

(c) DisCina

Cette semaine, sort en salles La Belle et la Bête en copie restaurée.

Chef-d’oeuvre, sans doute. Magique, poétique, drôle aussi. Mais gourmand ?

Et pourtant…

Les tables du destin

Observons d’abord les tables. Le début du film ne propose que des tables vides, désespérément vides. Le père de Belle est ruiné, ses filles dépensent le peu qui reste en robes et en laquais. Sans les poules de la basse-cour, il n’y aurait rien à manger.

Ludovic, le frère de Belle, se montre à cet égard pire que ses soeurs. Dettes, huissier, saisie, et ce sont les tables elles-mêmes qui disparaissent aux mains des créanciers.

À ce dénuement, Cocteau oppose l’opulence étourdissante des tables de la Bête. « La table est mise, couverte de vaisselle, de carafes, de verres du style de Gustave Doré, tout au bord de l’horrible. (Style gare de Lyon.) D’un désordre de pâtés, de lierre, de fruits, sort le bras vivant qui s’enroule au candélabre. » (La Belle et la Bête : Journal d’un film, Jean Cocteau, 30 novembre 1945.)

Le vin de la Bête

Le « bras vivant » sert du vin au père de Belle. (c) DisCina

Mais ce n’est pas la Bête qui prend place à sa propre table. C’est le père de Belle, égaré en forêt, trop heureux de trouver asile dans ce château désert. Il boit le vin de la Bête, s’endort à sa table.

Il noue sans le savoir le lien sacré qui unit un invité à son hôte. En cueillant la rose du jardin de la Bête, le père abuse de ce lien, transgresse les lois de l’hospitalité, et fait ainsi prendre un tournant fatidique au destin.

Et Belle ? Cendrillon moderne, elle sert à table. La table l’enchaîne aux seules valeurs qu’elle connaît. L’amour pour un père qui ne conteste pas son rôle de servante. Le dévouement à ses soeurs qui la traitent plus bas que terre. La tendresse pour un frère et un soupirant qui n’hésiteront pas à la dépouiller.

Belle sert sa soeur. (c) DisCiné

Belle sert sa soeur. (c) DisCiné

Quand elle arrive au château de la Bête, Belle découvre les bras humains qui servent le repas ou portent les chandeliers. La Bête n’a pas besoin d’une servante. Belle doit exister par elle-même, forger son propre destin.

Revenue dans sa famille, Belle pleure des larmes de diamant. On en voit aussitôt la conséquence, dans la photo ci-dessus : la table familiale se charge de mets, de pains, de vin. Pourtant, Belle, sous les lazzi de ses soeurs, continue de servir à table.

Le message est clair. Si elle reste, elle demeurera servante. Les tables traduisent non seulement l’état, mais aussi le destin des personnages.

Si imparfaits et si affreux

Et sur la table ? Dans le film, nourriture et boisson ont des rôles exactement opposés.

D’emblée, la Bête annonce la couleur. Il ne verra la Belle qu’au moment du dîner. Un moment privilégié, donc. Privilégié et un peu spécial : la Bête reste debout et observe le spectacle du repas.

La Bête : Belle, acceptez-vous que je vous voie souper?
La Belle : Vous êtes le maître.
La Bête : Non. Il n’y a ici de maître que vous.

Elle mange, il se tient derrière elle et la contemple.

La nuit même, inversion des rôles.

La Bête rentre au château. Il vient de tuer, donc de manger. On le sait car ses mains fument. Dans le couloir, c’est au tour de Belle de l’observer à la dérobée.

Mains fumantes

(c) DisCina

La même scène se répète plus tard avec une grande violence. La Bête est toute fumante, couverte de sang, ses vêtements en lambeaux ; sa chemise ouverte dévoile son poitrail velu. Belle tente de le refroidir en prenant un air offensé. Mais la Bête a toutes les peines du monde à contrôler ses pulsions : « Fermez votre porte ! Votre regard me brûle« .

Regarder l’autre en train de manger est chargé d’interdit, de danger, de voyeurisme.

La nourriture incarne ce qui sépare la Belle de la Bête. Elle mange à table, il croque des faons dans la forêt. À l’éducation répond la sauvagerie.

Et l’on subodore que si la Bête se jetait sur Belle, ce ne serait pas pour s’en faire une tartine.

La nourriture, c’est la pulsion sexuelle. Contrôlée, refoulée, chez Belle, que nous ne voyons jamais manger. Incontrôlable ou presque chez la Bête. Une pulsion sexuelle qui passe systématiquement par le jeu des regards.

Une chose sainte et sublime

À l’inverse, la boisson va servir de trait d’union entre les personnages.

Belle surprend la Bête en train de boire au ruisseau. Couché dans l’herbe comme un fauve, il lape avidement l’eau claire. Étonnamment, Belle n’est ni dégoûtée, ni effrayée de cette image.

Au contraire,  cette vision semble la rapprocher de lui. De son plein gré, elle rejoint la Bête.

La Bête : Je vous croyais en train de souper.
La Belle : Je n’ai plus faim, la Bête, et je préfère me promener avec vous.

Le jeu des regards a cessé : s’il la croyait en train de souper, c’est qu’il ne la regardait pas. Et Belle n’a plus faim. La disparition de son appétit, des pulsions qui la troublent, permet une relation apaisée. Elle accepte la main que lui offre la Bête.

Main dans la main

(c) DisCina

Mais c’est alors que passe un faon, qui réveille les instincts de la Bête. Il se maîtrise, mais défaille.

La Belle : Mais qu’avez-vous, la Bête ?
La Bête : J’ai soif.
La Belle : Buvez dans mes mains.
Belle prend de l’eau à la fontaine. La Bête boit en lapant. 
La Bête : Cela ne vous répugne pas de me donner à boire ?
La Belle : Non, la Bête. Cela me plaît.

L’eau de la rivière où boit la Bête, puis celle de la fontaine que lui offre la Belle, mettent en lumière la pureté des sentiments. Grâce à l’eau, les pulsions sont contrôlées, le feu éteint, les yeux fermés. Un autre sentiment peut s’éveiller : « Soyons amis, la Bête. » Le contact charnel est possible.

Leurs mains se touchent. Puis les lèvres de la Bête effleurent les mains de la Belle. Ce n’est plus de la sexualité, mais de la sensualité. Les mains ont remplacé les yeux.

La Bête boit aux mains de la Belle

(c) DisCina

À partir de là s’établit un terrain d’entente dans le couple. Sexualité non, sensualité oui. Ce qui tranquillise Belle.

On comprend mieux son sourire coquin quand elle parle de la Bête à son frère.

Ludovic : Qu’est-ce qu’elle boit ? Qu’est-ce qu’elle mange?
La Belle : Il m’arrive de lui donner à boire. Et elle ne me mangera pas.

La jeune fille et le monstre ont établi une alliance. Totalement différente de ce que Belle trouvait au foyer familial, où nourriture et boisson sont aussi méprisées que celle qui les sert. Son frère est un boit-sans-soif, ses soeurs n’épluchent les oignons que pour faire semblant de pleurer.

Avec la Bête, par le jeu de l’eau et des mains, Belle peut accepter sa sensualité, grandir, quitter la maison. Développer ses propres appétits. Embrasser son prince charmant. Et accepter qu’il la dévore, en douceur.

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La Belle et la Bête, de Jean Cocteau, d’après Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, 1946.
Josette Day nourrit Jean Marais sur le tournage. (c) Société des Amis de Jean Cocteau -Méditerranée 2008

Josette Day nourrit Jean Marais sur le tournage. (c) Société des Amis de Jean Cocteau – Méditerranée 2008

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Pour en savoir plus ?

La restauration numérique de 2013 sur le site de la Cinémathèque française.
« La Belle et la Bête », Journal d’un film, de Jean Cocteau, l’un des plus formidables témoignages qui soient sur le tournage d’un film, sur Amazon.
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Encore un peu de princesses charmantes ?

6 réponses à “Les Festins de La Bête

  1. Bravo pour votre site, qui fourmille de références précieuses et qui sait nous mettre en appétit. Permettez-moi de vous informer qu’à Périgueux, ce samedi, il y a un colloque avec une intervention qui portera sur la cuisine des palais au cinéma, une mise en (s)cène, qui évoquera, notamment, ce film merveilleux qu’est la belle et la bête.

  2. Merci beaucoup, Yohann, pour ces gentils compliments et cette information.
    J’ai cherché sur Internet plus d’informations sur ce colloque, sans résultat. N’hésitez pas à nous en dire plus si vous le pouvez : lieu, horaire, site internet…
    Merci encore !

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