C’était un dimanche festif. Nous nous apprêtions à vous parler de James Bond. De ses martinis, de son Bollinger, de ses whiskies. Et puis Peter O’Toole est mort.
En mémoire, revoyons ensemble un extrait de Lawrence d’Arabie.
Lawrence vient de prendre la ville d’Aqaba. Il rejoint Le Caire pour informer l’armée britannique de sa victoire. Il est vêtu à la bédouine, en haillons, et accompagné d’un jeune garçon.
« Il aime votre citronnade »
L’extrait n’est pas sous-titré. Résumé des grandes lignes.
Lawrence parvient jusqu’au bar. Il commande deux citronnades. Dans des grands verres. Panique du barman.
Le barman : « C’est un bar pour officiers britanniques, ici ! »
Lawrence : « Pas grave. Nous ne sommes pas difficiles. »
Survient un officier qui somme Lawrence de s’expliquer. « Nous avons pris Aqaba. »
Le compagnon de Lawrence vide goulûment son verre. Lawrence, au barman : « Il aime votre citronnade. »
« Mais, et les Turcs ? » « Nous les avons faits prisonniers. Toute la garnison. Non, ce n’est pas tout à fait exact. Nous en avons tué quelques-uns. Trop, en fait. »
L’officier demande à Lawrence d’aller voir Allenby. « D’abord, répond Lawrence, je veux une chambre. Un lit, avec des draps ». « Bien sûr ». « C’est pour lui ! » intime Lawrence, désignant son jeune compagnon.
La citronnade, amie du scénariste
À quoi sert la citronnade, dans cette scène ?
N’importe quel scénariste dans son bon sens aurait fait une scène de triomphe. Lawrence arrive au Caire, la nouvelle se répand, étonnement, ovations, Lawrence est félicité par Allenby. Séquence suivante, merci.
Au lieu de ça, Lawrence au bout du rouleau subit une insulte après l’autre. Mais il tient bon. Il annonce la prise d’Aqaba du bout des lèvres, concentré sur les boissons glacées : « Il aime votre citronnade. »
La citronnade, c’est la détermination de Lawrence. Sa détermination à réussir là où l’armée anglaise n’a même pas essayé. Sa détermination à traverser le désert, sans eau. Sa détermination à traiter les Bédouins comme les Anglais. Et à s’élever au-dessus des hommes.
La citronnade donne aussi à la séquence un deuxième objectif. Le premier, bien sûr, c’est d’annoncer la nouvelle. Le second, c’est de se désaltérer. Lawrence va-t-il parvenir à l’un comme à l’autre ? Au début de la séquence, rien n’est moins sûr. Un héros qui parvient à deux buts en même temps est deux fois plus héroïque.
Et puis, la citronnade donne à Peter O’Toole quelque chose à jouer. Cette citronnade, Lawrence a dû y songer longuement, pendant qu’il suçait des scorpions dans le désert. C’est tout le passé non montré, le discours intérieur non dit, les rêves du personnage, dans un verre.
C’est aussi la vie. On voit, tout au long du film, l’importance de l’eau. « Il n’était rien. Le puits est tout. » Lawrence déverse sur le bar du club des officiers un monceau de cadavres. « Nous en avons tué quelques-uns. Trop, en fait. Je ferai mieux la prochaine fois. On s’est beaucoup tué, des deux côtés. »
La citronnade sauve de la mort. C’est au moins aussi important qu’une victoire militaire.
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Lawrence d’Arabie (Lawrence of Arabia), scénario de Robert Bolt et Michael Wilson d’après T.E. Lawrence, 1962.
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Encore un peu de Peter O’Toole ?
Il est la voix du critique gastronomique Anton Ego dans la version originale de Ratatouille.
L’officier au centre de l’image (le colonel Brighton) est joué par Anthony Quayle (devenu Sir Anthony en 1985). Et la scène est peut-être symétrique du thé sous la tente d’Alec Guinness.
Merci pour ces précisions ! Plutôt que de symétrie, je serais tentée de parler d’un motif, filé tout au long du film. La Grande Soif de Lawrence.
Sa soif de pouvoir supérieur dans la première époque, d’inaccessible humanité dans la deuxième, est développée symétriquement (pour le coup) à la soif des peuples du désert.
« Le puits est tout », « I am a river for my people », « You may drink here »… À chaque fois, on croit que l’eau (le thé, la citronnade) va introduire plus d’humanité dans les rapports entre les personnages, alors qu’en fait elle introduit des rapports de pouvoir.
La sécheresse mortelle du désert, la faucheuse en robe de sable, permet de voir clair dans les âmes (« I think I liked it »).
Peter O’Toole n’est pas mort. Il a simplement rejoint ces visages qui nous accompagnent quand notre appétit de belles images se fait ressentir…
Et il ne faut pas oublier la boisson de Peter dans La nuit des généraux, film hélas oublié, et qui a laissé un goût glaçant.
Merci une fois de plus de nous avoir offert une note désaltérante !
Merci à vous, Yohann ! C’est toujours un plaisir de vous lire. Et de vous piquer vos idées : je note la piste de « La Nuit des généraux ». Il n’est pas impossible qu’on en reparle dans ces colonnes… 🙂
Je suis toujours époustouflée par tes mots si précis ! Un régal ! Merci !
Très touchée par ton message ! Merci beaucoup, ma chère dame.
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