Une torpille a coulé leur navire. À bord du canot de sauvetage, il n’y a pas de première classe. Cohabitation forcée pour neuf personnages aussi différents que possible.
Connie, journaliste, deux ex-maris, un vison et un bracelet Cartier, filme le naufrage. Rittenhouse, richissime armateur, s’autoproclame capitaine. Kovac, forte tête et grande gueule, issu du quartier des abattoirs de Chicago, se fait bientôt élire skipper à la place de Rittenhouse. Gus et Stanley sont des gars du peuple bien tranquilles.
Sans distinction de race, d’âge ou de sexe
À bord de la chaloupe, on trouve aussi Alice, gentille infirmière qui a peur du sang. Mrs. Higgins, mère éplorée, berce un nourrisson décédé. Quant à Joe, steward sur le paquebot coulé, il est le seul Noir de l’embarcation.
Mais dans l’eau, on appelle à l’aide. Les naufragés hissent à bord le nouveau venu. Grand, roux, corpulent, il a surtout le tort d’être allemand. Il ne faudra pas très longtemps pour comprendre que Willy est le capitaine du sous-marin qui a coulé leur navire.
Willy est sans aucun doute le meilleur marin sur cette coquille de noix. Mais il n’est pas net. Il ne dit pas qu’il a une boussole, la seule à bord. Il garde pour lui ses vitamines, sa réserve d’eau. Il envoie la chaloupe dans une direction qu’il affirme être les Bermudes, mais qui pourrait aussi bien être celle d’un navire allemand.
Au bout d’1h10 de film, le rapport de forces a pris un sacré coup dans l’aile. Mrs. Higgins, de désespoir, a rejoint son bébé au fond de l’océan. Gus s’est fait amputer d’une jambe. La mondaine Connie a jeté son dévolu sur le voyou Kovac.
Dialogue d’affamés
Et surtout, Willy l’Allemand a pris le pouvoir. Il pilote le canot. Il rame tandis que tous sont épuisés. Il chante à tue-tête des airs bavarois. Et on vient juste de découvrir qu’il parle couramment anglais.
Bon gré mal gré, les naufragés l’intègrent à leur groupe. C’est à ce moment qu’intervient la scène qui nous intéresse.
Rittenhouse :
Dans le temps, à Boston, l’hôtel Young’s avait le meilleur restaurant du monde.
Kovac :
Je parie que ce n’était pas meilleur que Henrici’s à Chicago. Ou Bookbinder’s à Philadelphie. Ça, c’était quelque chose.
Willy :
À Munich, il y a un restaurant qui s’appelle Lorber. Leur spécialité, c’est le pot-au-feu.
Rittenhouse (méprisant) :
Le pot-au-feu ! Chez Young’s, le menu faisait cent cinquante pages. Parfaitement. Cent cinquante pages de plats. Et quels plats !
Kovac :
T’as déjà mangé chez Antoine’s à la Nouvelle-Orléans ?
Rittenhouse :
On peut pas comparer avec Young’s.
En apparence, on assiste au bavardage d’hommes que leur estomac commence à tenailler sérieusement. Rien que de très normal. Mais si on creuse, si on décode les allusions, on découvre que ce petit échange recèle le véritable message du film. Plongez avec nous dans une page d’histoire américaine.
Young’s, l’élite éclairée
L’hôtel Young’s fait la fierté de Boston, de 1860 à 1927. C’est de très loin l’établissement le plus chic de la ville. Il possède une salle à manger de 150 couverts, une autre pour les messieurs, une troisième pour dames, un comptoir pour le déjeuner, un bar à huîtres.
Ses salons accueillent le dîner annuel d’une ribambelle de politiciens, de guildes commerçantes, d’associations étudiantes. Sans parler des parties de poker des étudiants de Harvard qui en font leur quartier général.
Avec ses salles d’un faste inouï, sa cuisine française, son éclairage à l’électricité, sa monnaie privée même, l’hôtel Young’s est donc le rendez-vous de l’élite. Mais pas n’importe laquelle.
En tête des habitués célèbres, on trouve l’écrivain Mark Twain, la militante Elizabeth Cady Stanton, le journaliste William Lloyd Garrison, le sénateur Charles Sumner. Qui sont donc ces braves gens ?
La figure publique de Mark Twain dépasse son immense talent d’écrivain. Il s’élève avec vigueur contre l’esclavage, allant jusqu’à payer de sa poche les frais d’université d’étudiants noirs. Pour lui, l’abolition de l’esclavage « ne libère pas seulement les esclaves noirs, mais aussi l’homme blanc« .
Elizabeth Cady Stanton incarne le combat pour le suffrage universel. À l’origine pro-abolitionniste, elle prend ensuite des positions controversées, exigeant qu’on accorde le droit de vote aux femmes en même temps qu’aux Noirs.
William Lloyd Garrison restera associé à la croisade pour l’abolition de l’esclavage. Rédacteur en chef du journal abolitionniste The Liberator, il fonde la Société Anti-Esclavagiste Américaine. C’est aussi un fervent défenseur du droit des femmes.
Quant à Charles Sumner, sénateur du Massachusetts, c’est tout simplement lui qui dirige la lutte pour l’abolition aux côtés de Lincoln. L’homme ne mâche pas ses mots et manque en mourir, en plein Sénat. Un membre du Congrès n’apprécie pas que Sumner qualifie son oncle, sénateur de Caroline du Sud, de « maquereau de l’esclavage ». À la suite de cette agression, Sumner passe trois ans à l’hôpital. Une fois sur pied, il reprend le combat.
Le personnage de Rittenhouse aurait pu choisir Delmonico’s à New York ou le Willard à Washington. Tous deux arboraient un faste comparable, une table renommée. Aucun, en revanche, n’était chargé d’une telle histoire.
Dans Lifeboat, le lien entre nourriture et droits de l’homme est d’autant plus fort que c’est Joe, le seul Noir du bord, qui est chargé de l’intendance.
Et quant on compare le Young’s aux autres établissements cités dans la séquence – Henrici’s, Bookbinder’s et Antoine’s – , l’étonnement va croissant .
Henrici’s, les femmes au travail
Henrici’s faisait partie des bonnes tables de Chicago. Des bonnes tables, pas des grandes tables. Un menu de 1933 montre qu’on y servait une cuisine simple, familiale. Beaucoup de viandes rôties, quelques poissons frits, des omelettes. À des prix inférieurs aux concurrents grâce à l’absence d’orchestre.
Mais un autre aspect distingue Henrici’s de la concurrence. L’équipe de salle y est composée exclusivement de serveuses. Une nouveauté qui ne doit pas déplaire au personnage de Kovac, au torse tatoué d’initiales féminines. Cependant, en 1911, l’argument marketing se retourne contre le restaurant.
Les serveuses font grève. Elles exigent la journée de dix heures et la semaine de six jours. Et elles gagnent. Rebelote en 1914 : il s’agit alors d’obtenir la reconnaissance du syndicat des serveuses. Grève générale dans 35 établissements, mais c’est Henrici’s qui concentre les foudres du mouvement.
Les manifestantes bloquent l’accès du restaurant, distribuent des tracts, crient des slogans. En retour, elles subissent les menaces des agents de Pinkerton’s et se font arrêter par la police. Malgré un soutien populaire, la seule issue juridique de leur mouvement sera… une restriction du droit de manifestation.
Bookbinder’s et Gettysburg
Le plus ancien des restaurants de poissons de Philadelphie, Bookbinder’s, fondé en 1893, nous intéresse à deux titres.
Sa notoriété déjà bien établie explose quand les USA entrent dans la Seconde guerre mondiale. Situé juste à côté du bâtiment où s’enrôlent les futurs soldats, Bookbinder’s leur fait distribuer des repas gratuits.
Mais bien avant cela, et outre sa carte soignée, on reconnaît Bookbinder’s à ses vitraux représentant les premiers présidents des Etats-Unis. Et sur sa devanture s’affiche l’Adresse de Gettysburg.
Prononcé en 1863, le bref discours de Lincoln rappelle les principes de la Déclaration d’indépendance : l’égalité des hommes, la liberté, le gouvernement par le peuple et pour le peuple. C’est tout simplement le discours le plus célèbre de l’histoire du pays.
Antoine’s, au fil de l’Histoire
Toujours debout à l’heure où nous écrivons, Antoine’s est une icône de la Nouvelle-Orléans. Fondé en 1840 par un Français, le plus ancien restaurant du pays accueille dans ses salons fastueux l’élite de Louisiane.
De tous les restaurants cités dans le film, Antoine’s est le seul à naître avant la Guerre de Sécession. En plein Sud américain, il représente le côté obscur, l’Amérique de l’esclavage. Le lieu, gigantesque avec sa douzaine de salles thématiques, témoigne d’un siècle d’histoire.
Le salon « Capitol Room » arbore des lambris provenant du capitole de Bâton-Rouge. (Un « capitole » abrite le gouvernement et le corps législatif d’un Etat américain.)
La « Mystery Room » fut ainsi baptisée car on y accédait par un passage secret pour y boire de l’alcool pendant la Prohibition.
Enfin, la « Japanese Room » cède à la mode orientaliste du début du XXe s. Elle est condamnée le jour où les Japonais bombardent Pearl Harbor et ne rouvrira ses portes que 43 ans plus tard.
Le message de la séquence de Lifeboat semble donc limpide. L’Amérique moderne repose sur des principes inaliénables. Liberté, et surtout, égalité. Entre les Noirs et les Blancs, entre les hommes et les femmes.
Ce sont ces principes qui justifient son entrée en guerre. Et qui jettent, par ricochet, nos héros au beau milieu de l’océan.Ce sont ces principes qu’ils vont devoir appliquer dans leur cohabitation forcée. Ou pas.
Mais dans ce contexte, que viennent faire Lorber, brave taverne munichoise, et son pot-au-feu ?
Lorber, une auberge à Munich
Évidemment, le choix d’une table munichoise n’est pas anodin. C’est dans une brasserie de Munich que Hitler tente son putsch en 1923. C’est dans la même brasserie, la Bürgerbräukeller, qu’échoue la tentative d’assassinat de Hitler par Georg Elser en 1939.
Et quand les spectateurs de Lifeboat, en 1944, entendent « Munich », ils pensent moins à la chute de la monarchie allemande en 1918 qu’aux accords de 1938, compromis de la dernière chance entre Chamberlain, Daladier, Hitler et Mussolini.
Mais Lorber n’est pas la Bürgerbräukeller. C’est une table ancienne, mais sans histoire particulière. Autrement dit, le personnage de Willy est allemand, mais ce n’est ni un Nazi ni un résistant.
Le message semble tout de même un peu faible en comparaison de la charge historique des autres tables de la séquence. N’était un dernier indice qui appelle un décryptage : le pot-au-feu, plat emblématique de chez Lorber.
Un pot-au feu universel
À ce stade, le lecteur français, à défaut d’os à moelle, ronge son frein. Le pot-au-feu, c’est un plat gaulois.
Oui, et non. « Pot-au-feu » et son bouillon en France, « Sauerbraten » au vin allemand, il devient par exemple « Svícková » à la mode tchèque, accompagné de ses quenelles de pain. C’est d’ailleurs ainsi qu’on le sert, chez Lorber.

Menu de chez Lorber en janvier 2013 : Pot-au feu bohémien en sauce fine à la crème, quenelles de Bohème et airelles.
On le connaît aussi sous le nom de « pot roast » en anglais, « nikujaga » au Japon et « tangia » au Maroc.
Le choix du pot-au-feu dans les dialogues du film s’éclaire. C’est un plat qui abolit les frontières, qui unit les hommes de tous les pays dans l’assiette.
Il se charge d’un intérêt supplémentaire quand on se penche sur son histoire. Et plus précisément, sur la façon dont il arrive en Allemagne.
Jules César, chef exécutif
Le « Sauerbraten » est popularisé dans les territoires germaniques au XIIIe s. par l’évêque de Cologne, Albert le Grand.
Popularisé, mais pas créé. Certaines rumeurs créditent l’empereur Charlemagne, au IXe s., de l’invention du plat. Cependant, la légende la plus tenace, celle que vous racontera tout bon restaurateur bavarois, est celle-ci.
Nous sommes en 57 avant notre ère. Toute la Gaule est occupée. Toute, parfaitement, et ça ne va pas tarder à être le tour des voisins. Les légions de César marchent vers Cologne.
Contrairement à ce que laisse entendre Astérix, l’ordinaire de l’armée romaine est particulièrement goûteux. Des céréales, mais aussi des légumes, des aromates, de l’huile d’olive, du vin. Et de la viande, beaucoup de viande : les militaires se déplacent avec leurs troupeaux.
Sauf que César n’est pas Hannibal, qu’une vache n’est pas un éléphant, et qu’on ne traverse pas les Alpes avec des centaines de ruminants comme un vulgaire Rubicon. Les provisions se raréfient, il fait froid, les soldats ont faim.
Alors César fait envoyer à Cologne des amphores de viande de boeuf conservée dans du vin. Il ne reste plus aux légionnaires qu’à les faire cuire. Le « Sauerbraten », le pot-au-feu à l’allemande, est né.
On pourra trouver assez pittoresque, dans un film qui oppose les Alliés au Reich, de retrouver un empereur et ses armées colonisant l’Europe, par pot-au-feu interposé.
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Lifeboat, réalisé par Alfred Hitchcock, scénario de John Steinbeck et Jo Swerling avec Ben Hecht, 1944.
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Encore un peu de Hitchcock ?
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Épisode 3 : Complot de famille
Scorsese, Hitchcock et des bulles
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