Gravement sous-estimé, ce Complot de famille. En surface, la charmante petite comédie des impostures n’apporte certes pas grand-chose au genre. Mais creusons, par respect pour maître Alfred et son valet Ernest.
Le scénariste Ernest Lehman, auteur de La Mort aux trousses et de Qui a peur de Virginia Woolf, fait surgir quelques surprenants lapins dans de drôles de chapeaux. Au moyen, non pas d’une baguette magique, mais d’un hamburger.
Faussaires
L’intrigue de Complot de famille tient dans la poche. Arthur Adamson, joaillier le jour, est kidnappeur la nuit. Avec Fran, sa compagne, il enlève des notables en échange de diamants.
À l’autre bout de la ville, Blanche arnaque les crédules avec son business de voyante. Une cliente lui promet une forte somme si Blanche retrouve son héritier. Blanche et son amoureux George mènent l’enquête, qui les conduira fatalement à Arthur et Fran.
Nous assistons donc au face-à-face de deux duos. Deux duos de mystificateurs. Le faux joaillier, faux gentil, faux homme du monde, faux Arthur même, demande à sa compagne de devenir fausse blonde avec perruque et fausse grande avec talons quand elle récupère les rançons.
En face, la fausse voyante fait équipe avec George. Détective amateur, il devient faux avocat pour les besoins de l’enquête.
Pourquoi, alors qu’ils se ressemblent tant, le spectateur prend-il le parti de Blanche et George plutôt que celui d’Arthur et Fran ?
Concert de duos
Remarquons d’abord un point amusant. Outre nos deux tandems, tous les éléments importants de l’intrigue vont par paires.
Une paire d’enlèvements : d’abord un millionnaire, ensuite un évêque.
Une paire de diamants, rançon des kidnappings : une pierre est taillée en brillant, l’autre en baguette.
Un duo d’assassins, qui remonte à vingt ans avant l’intrigue : Arthur et son complice Maloney.
Et un double meurtre, celui des parents adoptifs d’Arthur, brûlés vifs dans leur maison par Arthur et Maloney.
Même l’adresse des criminels est curieusement binaire : Arthur et Fran habitent au numéro 1001 de Franklin Avenue. En anglais, on ne dira pas « mille et un » mais « dix-zéro un », faisant ressortir le côté en miroir du chiffre.
Pour être précis, il ne s’agit pas de paires, mais de couples. L’association de deux éléments qui se complètent par leurs différences, comme un homme et une femme. Un millionnaire et un évêque. Un diamant rond, l’autre tout droit. Un cerveau du crime et son homme de main. Un papa et une maman. Un un et un zéro.
C’est plus qu’un hasard. Dans le film, ceux qui ne constituent pas des duos n’ont aucune chance : la brochette de policiers, l’évêque célibataire, l’assassin solitaire. Alors, quand Blanche décide de se passer de George pour mener l’enquête, elle tombe droit dans les bras des criminels. Et quand Fran refuse d’aider Arthur à assassiner Blanche, le dénouement est proche.
Blanche et George ont donc une petite chance de réussir dans leur improbable entreprise parce qu’ils sont en couple.
Ils sont même « le » couple : la version positive du couple négatif formé par Arthur et Fran. Arthur ne porte que des costumes noirs, Blanche est toujours vêtue de blanc. Elle conduit une voiture blanche, Arthur une voiture noire.
Mais là où l’aspect positif / négatif brille de tous ses feux, dépassant de simples notations de couleur pour entrer dans le coeur des personnages, c’est en cuisine.
Cuisine positive
Au bout d’une heure d’enquête, George a retrouvé Maloney. Il le soupçonne de cacher quelque chose. De retour chez Blanche, George, aux fourneaux, prépare des hamburgers.
Le téléphone sonne. C’est Maloney, qui leur donne rendez-vous. Le couple avale les sandwiches et part pour l’adresse indiquée.
Une scène qui pourrait être fort banale. Elle nous intéresse pour ce que la mise en scène ajoute et qui semble, au premier regard, superflu.
D’abord, c’est George qui fait la cuisine. Équipé d’un ravissant tablier à fleurs. On pense à leur double maléfique : dans le duo d’en face, c’est Fran, la fine cuisinière.
Ensuite, ils préparent leurs hamburgers comme le ferait tout Américain normal. Les steaks arrivent tout nus sur leurs petits pains. C’est à table qu’on ajoute de la salade, des pickles, du ketchup.
On est très loin de la cuisine de Fran, qui sert les kidnappés sur un joli plateau, avec de la belle vaisselle, un verre à vin.
Mieux, Hitchcock demande à ses comédiens de faire ce qu’on ne fait jamais au cinéma : parler la bouche pleine. Et pas qu’un peu. Ils ont la bouche pleine dans les plans d’ensemble, dans les champs, dans les contre-champs. Au point où on a parfois du mal à comprendre ce qu’ils disent. Ces deux-là ont drôlement faim.
La scène offre un contraste frappant avec celle qui montre Arthur et Fran dans leur cuisine. Ils ne mangent rien, ne boivent pas. Des gros plans nous révèlent le contenu des tiroirs de la cuisine. Un rouleau de scotch pour dissimuler les diamants dans le lustre. Et la perruque de Fran. Pas comestible, tout ça.
Viande saignante
Même les plats des uns s’opposent à la cuisine des autres.
Car les dialogues du film nous ont appris ce que Fran cuisinait pour ses hôtes involontaires. Un filet de sole avec du persil. Un plat de veau à la parmesane. Un poulet si goûteux que l’évêque demande à le finir avant d’être ramené chez lui.
Comparé aux hamburgers à monter soi-même de George, c’est carrément de la grande cuisine.
Mais l’important est ailleurs. Fran prépare une viande blanche, un poisson blanc, une volaille blanche. Alors qu’on remarque, et c’est frappant à une table américaine, que les hamburgers de George sont cuits saignants.
Les hamburgers aident le spectateur à choisir son camp.
Il peut être tenté par l’alliance d’Arthur et Fran, intelligents et organisés, riches et beaux, vivant dans le luxe. Mais en face, dans leur appartement de guingois, avec leurs scènes de ménage et leurs talents de limiers plus proches de Rantanplan que de Philip Marlowe, Blanche et George sont du côté du steak saignant, de la salade avec les doigts, de la bouche pleine. Du côté de l’appétit de vie.
De chair et de sang
Et l’appétit gourmand va avec l’appétit sexuel.
On ne voit jamais Fran et Arthur flirter. On ne voit jamais leur chambre.
En revanche, côté Blanche et George, on a droit à trois scènes qui ne laissent aucun doute sur leur parfaite santé au plan horizontal. Une scène de taquineries en voiture, où il est question de « boules de cristal »… Une quasi-scène de ménage, pendant laquelle Blanche exige de George qu’il passe la nuit avec elle, et ce n’est clairement pas pour dormir. La scène est observée à la dérobée par Arthur et Fran, légèrement estomaqués par le franc-parler de la demoiselle.
Enfin, nous avons droit à une scène franchement grivoise où monsieur passe derrière madame et en profite lâchement. Laquelle scène se déroule, comme de juste… dans la cuisine.
Toutes ces petites scènes, les hamburgers, les chamailleries érotiques, les plateaux des otages, sont en apparence parfaitement inutiles à l’intrigue.
Elles n’ont qu’une utilité dramaturgique : nous rendre les héros sympathiques et les méchants antipathiques, ce qui n’est pas évident au départ. Elles tracent une ligne, non pas entre le bien et le mal, mais entre la vie et la mort.
* * *
Encore un peu ?
Épisode 1 : La Mort aux trousses
* * *
Pingback: Saga Hitchcock 2 : Lifeboat | cinemiam·
Pingback: Saga Hitchcock 1 : La Mort aux trousses | cinemiam·