Saga Billy Wilder – 3/ Du champagne comme piège à souris

Irma la douce (1963)

Irma la douce (1963). Toutes photos (c) Mirisch Corp.

Champagne pour tout le monde ! Pour les hommes et les femmes. Pour les Américains et les Russes. Pour les péripatéticiennes et les gardiens de la paix. Et même pour les chiens.

Il pleut du champagne chez Billy Wilder. Mais comme on pouvait s’y attendre, ce n’est pas pour fêter un heureux événement. Au contraire. Entre ses mains, les magnums deviennent des armes implacables qui explosent au visage de ceux qui les débouchent.

Champagne pour chiens

Nestor Patou (Jack Lemmon), ancien policier, se met en ménage avec Irma la douce (Shirley MacLaine), qui vend ses charmes dans le quartier des Halles. Nestor vit très mal le job de la jeune femme. Il se déguise en richissime lord anglais. Atteint d’un léger problème technique au niveau de sa virilité, le lord paye Irma des sommes folles pour jouer aux cartes avec lui.

Irma la douce (1963)

Jack Lemmon et Shirley MacLaine dans Irma la douce 

Le subterfuge devrait permettre à Nestor de garder Irma, qui n’a plus besoin de travailler, pour lui tout seul. C’était compter sans l’effet diabolique des bouteilles de champagne.

Car Nestor, ainsi devenu souteneur de la professionnelle la mieux payée du quartier, est élu président du syndicat des maquereaux. Tournée générale, que Nestor doit payer de sa poche : neuf bouteilles de champagne. Dont une pour le chien d’Irma, amateur de bulles.

Le chien d'Irma.

Le chien d’Irma.

Le voilà sans un radis. Pour continuer à s’offrir, sous les traits du lord, l’exclusivité des prestations d’Irma, Nestor s’éclipse en douce du domicile conjugal et multiplie les petits boulots aux Halles. Résultat, il rentre vanné, et néglige Irma qui le soupçonne d’avoir une maîtresse.

Mâchoires dorées

Le champagne, dans Irma la douce comme dans tous les films de Wilder, agit comme un piège inextricable qui referme ses mâchoires dorées sur le protagoniste.

Soyons précis. C’est au moment où le héros pense avoir installé un piège qui doit lui apporter les faveurs convoitées que le champagne l’assomme d’un bon coup sur la nuque et le rend prisonnier de sa propre machination.

Greta Garbo et Melvyn Douglas dans Ninotchka (1939)

Greta Garbo et Melvyn Douglas dans Ninotchka (1939). Réalisation d’Enrst Lubitsch, scénario de Billy Wilder, Charles Brackett et Walter Reisch.

Ainsi, Leon, dans Ninotchka, fait découvrir le champagne à la rude apparatchik campée par Greta Garbo. Leon est en service commandé : il doit pervertir Ninotchka, lui faire découvrir les charmes débauchés de Paris. Mais le champagne agit, révélant le plus inattendu des traits de Ninotchka : son sens de l’humour. Leon perd ses moyens et tombe amoureux, le plan est à l’eau, le film bascule.

Erich Von Stroheim (de dos), Gloria Swanson et William Holden dans Sunset Boulevard (1950)

Erich Von Stroheim (de dos), Gloria Swanson et William Holden dans Sunset Boulevard (1950)

Ainsi, Joe, dans Sunset Boulevard. Le scénariste fauché (William Holden) se laisse convaincre de lire le script qui doit ramener Norma (Gloria Swanson) sur le devant de la scène. Il espère ramasser une jolie somme grâce à un facile travail de réécriture. Max le majordome sert du caviar et du champagne. Les heures passent, Joe boit, et bientôt, il est onze heures du soir. Joe n’a d’autre choix que de passer la nuit sur place. Une nuit qui va se transformer en semaines. Joe s’habitue à la vie facile d’homme entretenu.

Et le soir du 31 décembre, revêtu d’un smoking offert par Norma, Joe gagne la salle de bal où se répandent orchestre et buffet gargantuesque. Où sont les invités ? Il n’y a pas d’invités. Norma et Joe trinquent au champagne. Joe comprend que Norma est tombée amoureuse de lui. Il avait l’intention de profiter des finances de Norma, mais c’est de lui qu’on profite. Il n’a pas le courage de prendre la fuite.

Tom Ewell et Marilyn Monroe dans Sept ans de réflexion (1955)

Tom Ewell, l’index coincé dans la bouteille de Marilyn Monroe. Sept ans de réflexion (1955)

Nous passerons sur les mésaventures de Richard (Tom Ewell), célibataire du rez-de-chaussée dans Sept ans de réflexion. Dans un précédent billet, nous évoquions ses mésaventures avec les cocktails. Elles ne sont que peu de choses à côté de ce qui arrive à Tom quand sa voisine du dessus apporte une bouteille de champagne…

Mais le plus complexe des pièges tendus par le champagne se trouve dans Sabrina. Suivez-nous bien, ça se corse.

Arroseurs arrosés

Sabrina (Audrey Hepburn) est la fille du chauffeur d’une richissime famille américaine. Depuis toujours, elle est amoureuse de David (William Holden), le fils cadet, incorrigible playboy. Lequel n’a pas un regard pour elle.

Quand Sabrina revient de deux ans à Paris, métamorphosée en irrésistible élégante, David s’éprend d’elle. Il veut répéter avec elle le petit numéro qui marche avec toutes les femmes : l’attirer sur son court de tennis, magnum et coupes au service, et laisser le charme et le champagne agir.

Une mécanique bien rodée : William Holden et Martha Hyer dans Sabrina (1954).

Une mécanique bien rodée : William Holden et Martha Hyer dans Sabrina (1954).

Donc, David croit avoir mis au point un stratagème infaillible pour attirer Sabrina. Et de son côté, Sabrina, époustouflante en robe de bal (c’était du temps où monsieur de Givenchy faisait des costumes de cinéma), est certaine d’avoir capturé David dans ses filets.

Lequel des deux se retrouvera-t-il victime du magnum infernal ?

En fait, aucun. Ou alors tous les deux, mais surtout un troisième.

Car David a un frère. Linus (Humphrey Bogart) est aussi pragmatique, businessman et taciturne que David est tonitruant. Son objectif : que David épouse une riche héritière, pour garantir les bénéfices de la société familiale.

Quand monsieur Wilder fait un gros plan moche et mal cadré, il est prudent de se méfier... Les coupes de champagne dans la poche de William Holden.

Quand monsieur Wilder fait un gros plan moche et mal cadré, il est prudent de se méfier… Les coupes de champagne dans la poche de William Holden.

Quand Linus repère les coupes de champagne dans la poche de David, il comprend qu’il ne lui reste que quelques secondes pour empêcher la romance avec Sabrina. En un instant, il conçoit le piège qui met David hors course : il invite son frère à s’asseoir. Oubliant les coupes, David se laisse tomber sur une chaise. Les coupes se brisent, les éclats de cristal s’enfoncent dans son postérieur. Il n’a d’autre choix que de s’allonger en attendant le médecin.

Humphrey Bogart et Audrey Hepburn dans Sabrina.

Humphrey Bogart et Audrey Hepburn dans Sabrina.

C’est donc Linus qui rejoint Sabrina sur le court de tennis, champagne en main. Et lui tend un piège. Combien voudrait-elle pour oublier David ? Mais Sabrina n’est pas intéressée. Elle se révèle aussi sincère que séduisante. Et Linus, désarmé, bascule dans la trappe qu’il avait eu tant de mal à creuser : il tombe fou amoureux de Sabrina.

Attention, champagne méchant

Que Wilder ait attribué au champagne un rôle aussi précis, et constant d’un film à l’autre, est assez impressionnant. Wilder est l’un de ces auteurs trop rares qui développent un système complet, et complexe, où nourriture et boissons occupent des fonctions indispensables, servent de rouages à sa belle mécanique.

Mais ce qui, à CinéMiam, nous impressionne encore davantage, c’est qu’en plein âge d’or de Hollywood, alors que tous ses confrères débouchent le champagne pour souligner l’opulence, l’exubérance, la fête et l’insouciance, Wilder voit dans les coupes de champagne la main d’une destinée narquoise qui punit les hommes par où ils ont péché.

Audrey Hepburn et Humphrey Bogart dans Sabrina.

Audrey Hepburn et Humphrey Bogart dans Sabrina.

Il fallait une curieuse conception du monde pour réserver au champagne une place aussi cruelle. Mais surtout, quelle incroyable vivacité, quel piquant irrésistiblement joyeux et quelle profondeur de l’étude humaine ne fallait-il pas développer dans l’ensemble de ses scripts pour que jamais le spectateur ne remarque combien monsieur Wilder avait le champagne méchant…

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Dans les prochains épisodes :

4. De la lumière au fond du café

5. Des dangers d’une nourriture saine et équilibrée

Épisodes précédents :

 
1.Du bon usage de la bouillotte           2.Du bourbon et autres explosifs

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Encore un peu de champagne ?

Indy smok champagne 2  Spielberg et le champagne volant

4 réponses à “Saga Billy Wilder – 3/ Du champagne comme piège à souris

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